par Laurence BONTRON, 9 novembre 2021

Conditions et limites de l’exploitation de son patronyme à titre commercial lorsque celui-ci est déjà enregistré à titre de marque par un tiers

Dans la bataille judiciaire qui se déroule depuis de longues décennies autour du nom patronymique Poilâne, bien connu pour des activités de boulangerie, la Cour de cassation est venue une nouvelle fois préciser les conditions et limites du droit d’exploiter son nom patronymique à titre commercial, lorsque celui-ci est déjà enregistré à titre de marque, dans un arrêt du 17 mars 2021 (Cour de cassation, Ch. com., JULIEN POILÂNE SAS c/ POILÂNE SAS, 17 mars 2021, n° 18-26.388).

En effet, rappelons-le, en vertu de l’article L. 713-6, a) du code de la propriété intellectuelle, selon sa rédaction telle qu’elle existait avant l’entrée en vigueur du Paquet Marques, « l’enregistrement d’une marque ne fait pas obstacle à l’utilisation du même signe ou d’un signe similaire comme dénomination sociale, nom commercial ou enseigne, lorsque cette utilisation est le fait d’un tiers de bonne foi qui emploie son nom patronymique. Toutefois, si cette utilisation porte atteinte à ses droits, le titulaire de l’enregistrement peut demander qu’elle soit limitée ou interdite. »

A la lecture de cet article, plusieurs questions pratiques se posent, tant du point de vue des titulaires de marques, que des tiers employant leur nom patronymique à titre commercial.

Le dernier volet de la bataille judiciaire autour du célèbre nom Poilâne, est venu apporter son lot de réponses à ces interrogations.

Quel type de limite peut être demandé au tiers homonyme utilisant son nom patronymique de bonne foi, en cas d’atteinte aux droits de marques antérieures ?

Exemple de règlement imposé par l’arrêt de Cour d’appel du 9 décembre 1992 :

Pour bien comprendre la présente affaire, il convient d’abord de rappeler brièvement les faits, et l’issue du premier volet de cette bataille judiciaire, qui se répète sur plusieurs générations.

M. Pierre Poilâne et la société Poilâne, titulaire de la marque « Poilâne » n° 1 290 999, déposée à l’Institut national de la propriété industrielle (l’INPI) le 4 décembre 1974, et régulièrement renouvelée depuis lors, pour désigner des pains, biscuits, gâteaux, pâtisseries et confiseries, s’étaient opposés à M. Max Poilâne et à la société Max Poilâne, afin de faire interdire à ces derniers, l’usage du patronyme « POILÂNE » et d’obtenir l’annulation de la marque « Poilâne Max » n° 1 196 178, déposée le 2 février 1982, dans le commerce du pain et de l’activité de boulangerie.

Un arrêt de la Cour d’appel du 9 décembre 1992, confirmé par la cour de Cassation le 13 juin 1995, vint clore ce premier chapitre, en rejetant la demande d’annulation de cette marque, mais en réglementant l’usage du patronyme et de la marque en ces termes : « Dit que M. Max Poilâne et la Sarl Max Poilâne ne pourront employer pour un usage commercial le patronyme POILÂNE à titre de marque, dénomination sociale, nom commercial ou enseigne et dans leurs papiers d’affaires et publicités et emballages, qu’en le faisant précéder immédiatement sur la même ligne du prénom Max dans les mêmes caractères de mêmes dimensions de même couleur et de même tonalité, et en y ajoutant immédiatement en dessous en caractères lisibles l’adresse ou les adresses de leurs établissements ».

Doit-on simplement demander l’interdiction d’usage en cas d’atteinte,  à charge pour le juge d’aménager l’usage s’il considère que celui-ci ne doit pas nécessairement être interdit, ou doit-on activement réclamer un règlement d’usage si l’interdiction ne peut être obtenue ? A qui s’applique le règlement d’usage fixé par le juge ?

Dans le dernier volet de cette affaire, la société Julien Poilâne, qui exerce également sonactivité dans la boulangerie, viennoiserie, pâtisserie, confiserie à Lyon et a pour président M. Julien Poilâne, fils de M. Max Poilâne, exploite en vertu d’un contrat de licence, la marque « Max Poilâne » n° 93 454 998, déposée à l’INPI le 12 février 1993 par M. Max Poilâne et régulièrement renouvelée depuis lors.

La société Poilâne assigne la société Julien Poilâne, en demandant l’interdiction de toute exploitation de la dénomination « Poilâne », notamment sous les formes « Julien Poilâne » ou « Max Poilâne », la condamnation de cette société au paiement de dommages-intérêts, ainsi que des mesures de publication et de destruction de tous les éléments des devantures, boutiques et supports de marketing et de communication de la société Julien Poilâne, en soutenant que l’usage par la société Julien Poilâne, de sa dénomination sociale et de son enseigne, constitue une contrefaçon de la marque « Poilâne », et reprochant en outre à cette société, de faire un usage de la marque « Max Poilâne » non conforme à la réglementation prévue par l’arrêt du 9 décembre 1992 (précité).

Par un arrêt du 29 novembre 2018, la cour d’appel de Lyon jugea qu’il existe un risque de confusion entre les signes « POILÂNE » et « Julien Poilâne » qui justifierait une réglementation de ce dernier, ce que la société POILÂNE n’avait pas demandé. Dès lors, la Cour d’appel considéra que la règlementation de l’usage d’une marque ne peut être prononcée par le juge, en l’absence de requête explicite par le demandeur. Par ailleurs, la Cour d’appel confirma que les dispositions d’un règlement d’usage d’une marque s’imposent au titulaire mais également au licencié, et ordonna en conséquence de faire cesser cet usage non conforme.

Il convient donc d’être particulièrement attentif aux demandes à formuler en cas d’action contre un tiers homonyme, et d’envisager toutes les requêtes possibles. Par ailleurs, les licenciés doivent nécessairement se conformer au règlement imposé sur la marque. Ce précédent arrêt est d’ailleurs commenté dans notre article du 21 novembre 2019.

La renommée de la marque antérieure est-elle exclusive de la bonne foi du tiers homonyme ? Quel type de preuve doit être apporté pour démontrer la bonne foi du tiers homonyme exploitant son nom patronymique dans le commerce ?

La société Poilâne forme alors un pourvoi, en faisant notamment grief à l’arrêt de la Cour d’appel de rejeter sa demande de dommages-intérêts pour contrefaçon par usage de la dénomination « Julien Poilâne », alors que :

  • « dans ses conclusions d’appel, la société Poilâne faisait valoir que le caractère notoire de la marque « Poilâne » était nécessairement exclusif de la bonne foi invoquée par la société Julien Poilâne ; »
  • « pour que l’exception prévue par l’article L. 713-6 du code de la propriété intellectuelle joue au profit d’une personne morale, il est nécessaire que le titulaire du patronyme identique ou similaire à la marque, explicite le détail du contenu de ses fonctions au sein de la personne morale, afin de prouver de réelles fonctions de contrôle et de direction. »

Dans son arrêt du 17 mars 2021 (Cour de cassation , Ch. com. , JULIEN POILÂNE SAS c/ POILÂNE SAS, 17 mars 2021, n° 18-26.388), la Cour considère toutefois qu’il n’y a aucun besoin d’expliciter le contenu des fonctions de contrôle et de direction de Monsieur Julien Poilâne, dont la Cour d’appel avait vérifié la réalité. En effet, après avoir relevé que rien ne permet d’affirmer que Monsieur Julien Poilâne a agi comme prête-nom en vue de permettre à la société Julien Poilâne d’utiliser frauduleusement le patronyme « POILÂNE » dans sa dénomination sociale, la Cour déduit que la société Julien Poilâne avait, de bonne foi, utilisé le patronyme de son dirigeant, de sorte qu’elle était fondée à invoquer l’exception d’homonymie prévue par l’article L. 713-6 a) du code de la propriété intellectuelle.

Par ailleurs, la Cour juge que la Cour d’appel n’était pas tenue de répondre aux écritures de la société Poilâne, soulignant le caractère notoire de la marque « Poilâne », dans la mesure où cette notoriété n’est pas nécessairement exclusive de la bonne foi invoquée par la société Julien Poilâne.

Il s’agit de précisions fort utiles, en particulier pour les tiers homonymes, exploitant leur nom patronymique à titre commercial. En effet, on aurait pu penser que les moyens de preuve nécessaires à la démonstration de la bonne foi seraient plus conséquents. Par ailleurs, la renommée de la marque antérieure, aurait pu être une limite à l’exception prévue par l’article L713-6 du code de la propriété intellectuelle.

Quels sont les critères à prendre en compte lors de l’appréciation de l’atteinte aux droits du titulaire de la marque antérieure ? Comment utiliser son nom patronymique sans craindre qu’un juge considère que cet usage porte atteinte à des droits antérieurs ?

De leur côté, la société Julien Poilâne, M. Max P et la SCEMMP forment également un pourvoi, en faisant notamment grief à l’arrêt de la Cour d’Appel d’avoir infirmé le jugement du Tribunal, en ce qu’il a dit que l’utilisation de la dénomination « Julien Poilâne » à titre de dénomination sociale par la société Julien Poilâne SAS, ne portait pas atteinte aux droits de la société Poilâne SAS sur la marque « Poilâne » dont elle est titulaire, alors « qu’en s’abstenant de rechercher si, en raison de la notoriété de la dénomination « Poilâne », l’adjonction en mêmes caractères du prénom « Julien » n’était pas par elle-même de nature à dissiper toute confusion dans l’esprit du consommateur. »

Cependant dans son arrêt du 17 mars 2021 (préc.), la Cour confirme l’arrêt de la Cour d’appel, qui retient qu’il ressort de la comparaison des signes en présence, pris dans leur globalité, qu’ils ont en commun la dénomination, identique, « Poilâne », laquelle constitue le seul élément de la marque antérieure et l’un des deux éléments verbaux du signe contesté, et que la différence tenant à l’ajout du terme « Julien » n’est pas de nature à atténuer les ressemblances visuelles et phonétiques ainsi mises en évidence, dans la mesure où la dénomination « Poilâne » est distinctive au regard des produits et services en cause et a un caractère dominant au sein du signe contesté, dans lequel le terme « Julien » apparaît comme un prénom se rapportant au nom de la famille Poilâne. La Cour en déduit qu’il existe un risque de confusion entre les deux signes pour un consommateur d’attention moyenne.

Il s’agit d’une confirmation intéressante au regard du règlement imposé par l’arrêt de la Cour d’Appel du 9 décembre 1992 (préc.), qui conditionne l’usage du patronyme POILÂNE, à l’adjonction sur la même ligne du prénom de l’homonyme, dans les mêmes caractères, de mêmes dimensions, de même couleur et de même tonalité, et en y ajoutant immédiatement en dessous en caractères lisibles, l’adresse ou les adresses de leurs établissements. En effet, seule manquait l’adresse du ou des établissements. Outre l’adjonction du prénom de l’homonyme, il semble donc que la Cour considère que le risque de confusion est écarté, seulement avec l’ajout d’un autre élément de différenciation, comme l’adresse de l’établissement par exemple.

Le dernier volet de cette affaire vient donc une nouvelle fois préciser les limites et les conditions d’application de l’exception d’homonymie prévues à l’article L 713-6 du Code de la propriété Intellectuelle, en dégageant les critères suivants :

  • la règlementation de l’usage d’une marque par un tiers homonyme ne peut être prononcée par le juge, en l’absence de requête explicite par le demandeur à l’action ;
  • le règlement d’usage s’impose au titulaire comme aux licenciés ;
  • la renommée de la marque antérieure n’est pas exclusive de la bonne foi de l’homonyme utilisant son nom à titre commercial ; 
  • il n’y a pas lieu d’expliciter le contenu des fonctions de contrôle et de direction de l’homonyme au sein de la société du même nom, dès lors que rien ne permet d’affirmer que l’homonyme a agi comme prête-nom en vue de permettre à la société d’utiliser frauduleusement le patronyme déjà déposé à titre de marque ;
  • l’adjonction du prénom de l’homonyme devant son patronyme n’est pas suffisante pour écarter tout risque de confusion et doit être complété par un autre élément de différenciation, comme par exemple, l’adresse du ou des établissements de l’homonyme.

Enfin, il est à noter que cet arrêt se fonde sur l’ancienne rédaction de l’article L713-6 du CPI, puisque le nouveau texte n’était pas entré en vigueur au moment des faits. Il va être très intéressant de suivre l’évolution de la jurisprudence suite à cette nouvelle rédaction.

En effet, dans sa nouvelle rédaction, l’article L713-6 du CPI ne vise plus spécifiquement l’usage d’un nom patronymique, de bonne foi, en tant que dénomination sociale, nom commercial ou enseigne, mais plus largement l’usage d’un nom de famille « dans la vie des affaires, conformément aux usages loyaux du commerce ».

Ainsi, nous suivrons avec intérêt les prochaines affaires sur le sujet, qui pourraient nous éclairer sur les possibles nouvelles applications de cette exception au monopole d’exploitation octroyé aux titulaires de marques, mais également sur ce que l’on entend par « usages loyaux du commerce ».