par Étienne DUFOUR, 18 juillet 2023

Jurisprudence Crescential c. Okatent

Décision du tribunal judiciaire de Paris, 3e ch., 1ère sect., 3 février 2022, 19/08438

Cette décision résulte de l’application de l’article L.614-13 du code de la propriété industrielle (CPI) concernant la substitution de la partie française d’un brevet européen (EP) au brevet français couvrant la même invention et ayant la même date de dépôt ou de priorité. Elle traite en particulier des conséquences de l’effet rétroactif d’une constatation de déchéance selon l’article L.613-22 CPI à la suite du non-paiement d’une annuité selon l’article L.612-19 CPI.

Les dates-clefs de l’affaire sont résumées dans la frise chronologique ci-après :

Frise chronologique 1

Une affaire de contrefaçon reposant sur une question de temporalité dans le paiement des annuités

La société CRESCENTIAL a découvert que la société TENNIS PADDLE CLUB DE BEAUSOLEIL exploitait, sans son autorisation, une structure métallique objet de son brevet.

Un constat d’huissier a permis de déterminer que la structure métallique utilisée avait été fabriquée par la société OKATENT.

La société CRESCENTIAL a alors fait assigner la société OKATENT en contrefaçon de son brevet français devant le tribunal de grande instance de Paris.

En réponse, la société OKATENT estimait que la société CRESCENTIAL était irrecevable à agir en contrefaçon car, en application de l’article L.614-13 alinéa 1er CPI, le brevet avait cessé de produire ses effets à compter du 9 juin 2016, date à laquelle, en raison de l’expiration du délai d’opposition, le brevet européen déposé sous priorité du brevet français s’était substitué au brevet français. Ainsi, selon OKATENT, le brevet français ne pouvait servir de fondement à une action en contrefaçon, les faits reprochés étant postérieurs à la date d’effet de la substitution des brevets.

De son côté, la société CRESCENTIAL estimait qu’elle était recevable en ses demandes car la déchéance des droits afférents à la partie française de son brevet européen était intervenue avant l’expiration du délai d’opposition de 9 mois. Selon elle, la déchéance avait pris effet à la date d’échéance de la redevance annuelle non acquittée conformément à l’article L.613-22 CPI, en l’espèce le 9 novembre 2015 pour défaut de paiement de la 6e annuité. Elle faisait également valoir que le délai de grâce de 6 mois prévu à l’article L.613-19 était échu le 9 mai 2016, tandis que la date d’expiration du délai d’opposition au brevet européen était le 10 juin 2016, de sorte qu’au moment où son brevet européen est devenu irrévocable, il ne comportait pas de partie française et n’avait donc pas pu se substituer au brevet français.

La société CRESCENTIAL affirmait donc avoir renoncé, par des actes positifs et non équivoques, à la partie française du brevet européen dans la mesure où elle ne s’était pas acquittée des annuités qui y étaient relatives, cette renonciation étant intervenue avant que le brevet européen ne devienne définitif. De plus, elle faisait valoir qu’elle payait toujours les annuités relatives au brevet français.

Les graves conséquences de la déchéance de la partie française du brevet européen après substitution du brevet français

Ainsi, la question de droit résultante est de savoir quels sont les effets d’une déclaration de déchéance faisant suite au non-paiement d’une redevance annuelle sur les faits survenus entre le moment de l’échéance du délai prescrit et ladite déclaration de déchéance. En particulier, quels sont les conséquences d’une telle déchéance sur la cessation des effets d’un brevet français prévue à l’article L.614-13 lorsque le non-paiement concerne la partie française d’un brevet européen ?

La réponse à cette question de droit a été donnée par la Cour de cassation dans son arrêt du 18 octobre 2011 concernant le litige TREVES c. SILAC, SIMOLDES, RENAULT.

Les dates-clefs de l’affaire sont résumés dans la frise chronologique ci-après :

 

 

 

 

La Cour de cassation avait confirmé la décision de la cour d’appel selon laquelle la décision ayant constaté la déchéance des droits de la société TREVES sur la partie française du brevet européen a emporté extinction de celle-ci. Cependant, dès lors qu’elle est intervenue le 31 décembre 2001, après la substitution du brevet européen au brevet français, cette décision n’a pu avoir pour conséquence d’affecter la situation irrévocablement acquise au 29 septembre 2000, date d’expiration du délai pour former opposition.

L’arrêt de la Cour de cassation du 18 octobre 2011 s’applique en l’espèce

La situation est donc similaire à la situation de l’affaire CRESCENTIAL c. OKATENT de sorte que la décision de la Cour de cassation s’applique également et rend l’action de la société CRESCENTIAL irrecevable.

Par conséquent, on peut en conclure que, pour être effective, la déchéance (prévue à l’article L613-22) d’un brevet pour non-paiement de la redevance annuelle (prévue à l’article L.612-19 dans le délai prévu aux articles R.613-46 et R613-47) requiert, de manière cumulative :

  • le non-paiement de cette redevance annuelle,
  • une constatation de déchéance (prévue à l’article R.613-49). Cette déchéance est effective de manière rétroactive au terme du délai prévu mais n’affecte pas les faits intervenus irrévocablement dans l’intervalle de temps (entre le non-paiement et la constatation de déchéance) tels que la substitution du brevet français par la partie française d’un brevet européen.

En conséquence, la société CRESCENTIAL bien qu’ayant :

  • acquis des droits liés à un brevet pour pouvoir agir contre un éventuel contrefacteur en France,
  • payé des annuités pour maintenir ces droits,
  • détecté une possible contrefaçon d’un concurrent,

a donc été jugée irrecevable à agir du fait du mécanisme de substitution prévu à l’article L.614-13 CPI visant à éviter une double protection.

Un rappel bienvenu de la vigilance requise lors de la délivrance d’un brevet européen revendiquant la priorité d’une demande française

Il convient donc d’être particulièrement vigilant lors de la délivrance d’un brevet européen revendiquant la priorité d’une demande française afin de déterminer si ce brevet européen va se substituer au brevet français (même invention, même inventeur ou ayant cause) et à quel moment va survenir la substitution (fin du délai d’opposition ou fin de l’opposition si le brevet est maintenu). Ces éléments permettent de déterminer quelle(s) redevance(s) annuelle(s) doi(ven)t être payée(s) pour éviter une perte de droits pouvant avoir de graves conséquences.