par Céline THIRAPOUNNHO, 14 septembre 2021

14Les places de marché (« marketplaces ») sont des plateformes de vente en ligne mettant en lien acheteurs et vendeurs. Dans quelle mesure ces plateformes ont un contrôle sur les produits vendus ? Doivent-elles être tenues responsables en cas d’atteinte portées à un droit de marque par un vendeur tiers ?

La CJUE a eu l’occasion de répondre à cette question.

Les faits et la procédure

La société Coty, titulaire d’une licence sur la marque « DAVIDOFF », avait assigné la société Amazon devant les tribunaux allemands, lui reprochant d’avoir pris part à la vente, sans son consentement, de flacons de parfums « DAVIDOFF» par un vendeur tiers sur la plateforme en ligne www.amazon.de.

Amazon offre en effet à des vendeurs tiers la possibilité non seulement de publier des offres de vente sur l’espace « Amazon Marketplace » de son site internet, mais aussi de faire stocker leurs produits dans des entrepôts du groupe Amazon (programme intitulé « Expédié par Amazon »). Les produits sont ensuite expédiés par des prestataires externes.

Rappelons que, selon les textes européens, le titulaire d’une marque de l’Union européenne est habilité à interdire à tout tiers de faire usage de sa marque notamment dans le cadre de (i) l’offre ou (ii) la mise dans le commerce de produits revêtant cette marque, ou (iii) leur détention à ces fins, qu’il n’a pas autorisée (article 9.2 b) du règlement 207/2009 et article 9.3 b) du règlement 2017/1001).

Le tribunal allemand, comme la juridiction d’appel, ont rejeté l’action formée par la société Coty, considérant qu’Amazon n’avait ni détenu ni expédié les produits concernés, et ne les avait entreposés que pour le compte des vendeurs tiers.

La société Coty a alors formé un pourvoi devant la Cour fédérale allemande (le Bundesgerichtshof), qui, considérant que l’issue de cette affaire dépendait de l’interprétation des règlements européens en matière de droit des marques de l’Union européenne, a adressé à la CJUE la question préjudicielle suivante :

« Une personne qui stocke pour un tiers des produits portant atteinte à un droit de marque sans avoir connaissance de cette atteinte détient-elle ces produits aux fins de leur offre ou de leur mise sur le marché, si ce n’est pas elle-même mais le tiers qui, seul, entend offrir les produits ou les mettre sur le marché ? »

En d’autres termes, l’opération d’entreposage peut-elle être considérée comme un « usage » de la marque, et en particulier une « détention » des produits tels que sanctionnés par les règlements ?  

La décision de la CJUE

Selon la CJUE, il faut comprendre et interpréter les textes applicables du règlement 2017/1001 en ce sens qu’« une personne qui entrepose pour un tiers des produits portant atteinte à un droit de marque sans avoir connaissance de cette atteinte doit être considérée comme ne détenant pas ces produits aux fins de leur offre ou de leur mise dans le commerce au sens de ces dispositions si cette personne ne poursuit pas elle-même ces finalités ».

Pour arriver à cette conclusion, la Cour s’est référée à plusieurs décisions antérieures dans lesquelles elle avait souligné que l’« usage » d’une marque implique un comportement actif, c’est-à-dire par exemple :

  • une maitrise de l’acte d’usage (car en effet, seul celui qui a la maîtrise de l’acte d’usage est effectivement en mesure de le cesser et de se conformer à une interdiction) ;
  • une utilisation du signe dans sa propre communication commerciale.

Elle avait ainsi, par le passé, souligné que l’exploitant d’une plateforme de commerce en ligne, le prestataire de service remplissant des canettes pourvues de signes similaires à une marque, ou l’entrepositaire de marchandises revêtues de la marque d’autrui ne pouvaient être tenus responsables. En effet, le simple fait de créer les conditions techniques nécessaires pour l’usage du signe et d’être rémunéré pour ce service ne signifie pas que celui qui rend ce service fasse un usage du signe au sens de la règlementation. 

Autre argument : pour que l’entreposage de produits revêtus de la marque d’autrui puisse être qualifié d’« usage », encore faut-il que l’entrepositaire poursuivre lui-même la finalité d’offre de produit ou de mise dans le commerce.  A défaut, le signe n’est clairement pas utilisé dans le cadre de sa propre communication commerciale. 

En l’espèce donc, Amazon n’a pas elle-même offert les produits à la vente ni ne les a mis dans le commerce, seul le vendeur tiers effectuant ces actes.

La Cour a ainsi adopté une solution logique et objective au regard des textes et de sa jurisprudence.

Une décision critiquée

La décision, si elle paraît logique, n’en a pourtant pas été dépourvue de critiques.

L’Avocat général dans cette affaire avait en effet préconisé une réponse plus circonstanciée, tenant compte d’éléments objectifs et subjectifs. Ainsi selon lui, la règlementation applicable devait être interprétée en ce sens que :

  • « une personne ne stocke pas pour un tiers (vendeur) des produits portant atteinte à un droit de marque aux fins de leur offre ou de leur mise sur le marché lorsqu’elle n’a pas connaissance de cette atteinte et que ce n’est pas elle‑même, mais le tiers, qui, seul, entend offrir les produits ou les mettre sur le marché ;
  • il est cependant possible de considérer que cette personne stocke ces produits aux fins de leur offre ou de leur mise sur le marché si elle s’implique activement dans leur distribution, dans le cadre d’un programme ayant les caractéristiques du programme dénommé « Expédié par Amazon », auquel le vendeur souscrit;
  • le fait que cette personne ignore que, dans le cadre d’un tel programme, le tiers offre ou vend les produits en contrevenant au droit du titulaire de la marque ne l’exonère pas de sa responsabilité, lorsque l’on peut raisonnablement exiger d’elle qu’elle mette en œuvre les moyens permettant de détecter cette atteinte».

En d’autres termes, l’absence de connaissance de l’atteinte à un droit de marque par les opérateurs détenant les produits pour un tiers ne devrait pas nécessairement les exonérer de leur responsabilité. Lorsque ces entreprises s’impliquent activement dans la mise sur le marché des produits, en fournissant par exemple, comme le fait le groupe Amazon, les services du programme « Expédié par Amazon », « l’on peut attendre d’elles qu’elles fassent preuve d’un soin particulier (diligence) en matière de contrôle de la licéité des marchandises dont elles font commerce ». Ces entreprises ne peuvent ainsi se dédouaner au détriment du seul vendeur, dans la mesure où elles sont parfaitement « conscientes que, sans ce contrôle, elles peuvent facilement servir de canal pour la vente de produits contrefaisants ».

La tentative de responsabilisation des entreprises intervenant dans le commerce en ligne n’aura cependant pas été suivie.

Des directives européennes sur le commerce électronique et la responsabilité des hébergeurs

Rappelons toutefois qu’en marge de la règlementation sur la marque de l’Union européenne existent les directives européennes sur le commerce électronique et la responsabilité des hébergeurs.

Ces directives prévoient un régime spécifique de responsabilité du prestataire de services stockant des informations fournies par un destinataire de services. Ce prestataire ne peut en effet être tenu responsable desdites informations à condition :

  • qu’il n’ait pas effectivement connaissance de l’activité ou de l’information illicites ;
  • que, dès le moment où il a de telles connaissances, il agisse promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible.

Ainsi, si le prestataire ne réagit pas dès qu’il a connaissance de l’atteinte, il devient responsable. La victime d’une atteinte une marque n’est donc pas dépourvue de toute voie d’action à l’encontre des plateformes de vente en ligne.

En l’occurrence, la CJUE ne pouvait se prononcer sur l’applicabilité de ces textes pour des raisons procédurales. Reste donc à voir s’ils auraient permis à la société Coty d’obtenir la condamnation d’Amazon pour l’entreposage des marchandises dans le cadre de son programme « Expédié par Amazon ».