Le 10 mars 2021, la Grande Chambre de recours de l’Office européen des brevets (OEB) rendait une décision très attendue concernant la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur. Cette décision modifie-t-elle la pratique en vigueur jusqu’alors ? Au-delà de la confirmation des principes de l’exigence d’un effet technique, G1/19 clarifie la démarche à appliquer et se démarque du raisonnement suivi dans certaines décisions antérieures. Elle pourrait aussi élargir les possibilités de protection d’une simulation par ordinateur, en proposant une nouvelle approche des questions à résoudre. Nous faisons le point sur la pratique en vigueur et sur les éventuels changements que pourrait engendrer cette décision.

Une protection qui semble interdite par la Convention sur le brevet européen (CBE), à première vue…

Toute personne qui s’intéresse à la protection des logiciels par brevet est confrontée au préjugé selon lequel les inventions mises en œuvre par ordinateur ne seraient pas brevetables en Europe. Ce préjugé erroné, mais répandu, provient très certainement de la liste des inventions à ne pas considérer comme telles selon le paragraphe 2 de l’article 52 CBE et en l’espèce de son alinéa c), qui mentionne les programmes d’ordinateur.

… mais qui est autorisée par la jurisprudence

En réalité, le paragraphe 3) du même article précise que cette exclusion ne vaut que pour un programme d’ordinateur considéré « en tant que tel ». Comment interpréter cette expression ? C’est la jurisprudence qui l’a fait, avec une évolution régulière jusqu’à la décision  T0258/03, dite HITACHI, toujours d’actualité, qui précise qu’une méthode faisant intervenir des « moyens techniques » constitue une invention au sens de l’article 52(1) CBE. Ainsi, en pratique, il suffit de préciser dans une revendication de procédé, listant les étapes du programme d’ordinateur, que le procédé est mis en œuvre par ordinateur, pour que l’exclusion soit levée. En outre, une revendication de programme d’ordinateur mettant en œuvre ledit procédé est alors également recevable. Cela vaut pour les programmes d’ordinateur, mais aussi pour d’autres exclusions prévues dans le même article  de la CBE, telles que les méthodes mathématiques et les présentations d’informations : listez les étapes du procédé, ajoutez un « ordinateur », un « écran » ou encore un « moyen automatisé » et l’exclusion disparaît.

En pratique, éviter cette exclusion permet d’éviter un refus de recherche de la part de l’Office européen : l’invention n’étant plus exclue de la brevetabilité, l’office fait sa recherche documentaire classique, émet un rapport de recherche, et le débat s’ouvre sur la nouveauté et l’activité inventive sans qu’il ne soit nécessaire (normalement…) de débattre de l’appartenance ou non aux inventions exclues par l’article 52 CBE.

Pour autant, le plus dur reste à faire pour aboutir à une invention brevetable. Car si cette première barrière est passée, mettre en œuvre par ordinateur une méthode a priori « non technique » peut-il impliquer une activité inventive ? C’est là le cœur du débat sur la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur.

Comment déterminer l’activité inventive ? L’approche COMVIK et l’effet technique « supplémentaire »

La décision de chambre de recours T0641/00 a introduit l’approche COMVIK, du nom de la demanderesse. Cette décision, dont les principes ont été depuis intégrés aux Directives relatives à l’examen pratiqué à l’OEB, précise que, dans le cadre de l’approche problème-solution appliquée à des inventions mêlant caractéristiques techniques et non techniques, l’exigence d’activité inventive doit être appréciée en tenant compte de toutes les caractéristiques qui contribuent au caractère technique de l’invention, mais elle ne doit pas tenir compte des autres.

En particulier, les caractéristiques contribuant uniquement à résoudre un problème se posant dans un domaine exclu de la brevetabilité, tel qu’un calcul mathématique plus rapide, ne doivent pas être considérées. Il en résulte que dans un procédé non technique mis en œuvre par ordinateur, la seule caractéristique à prendre en compte pour l’activité inventive est, justement, cette mise en œuvre par ordinateur. Or, la simple informatisation ou automatisation d’une méthode non technique est souvent considérée comme n’impliquant pas d’activité inventive par l’OEB. Il faut un effet technique dit « supplémentaire ».

Résumons : un programme d’ordinateur est une succession d’étapes, il se protège donc d’abord par le biais d’une revendication de procédé. Un procédé non technique – souvent des étapes de calcul mathématique – mais mis en œuvre par ordinateur passe sans difficulté la barrière de l’article 52 CBE. C’est la barrière de l’activité inventive qui est souvent problématique, car préciser simplement que le procédé est mis en œuvre par ordinateur ne suffit bien souvent pas.

Qu’est-ce qu’un effet technique supplémentaire ?

On entend par « effet technique supplémentaire » un effet allant au-delà des interactions normales existant entre un programme d’ordinateur et un ordinateur. C’est par exemple la commande d’un processus technique grâce au programme, la jurisprudence identifiant alors un « lien direct avec la réalité physique ». Mais c’est aussi la modification du fonctionnement interne de l’ordinateur lorsque le programme y est exécuté.

Ce sont donc uniquement ces types d’effets qui permettent de formuler un problème technique susceptible d’être valablement étudié par la division d’examen de l’OEB. Encore faut-il ensuite que ce problème ne soit pas résolu de manière évidente par l’état de l’art, mais on entre ici dans un raisonnement classique d’activité inventive propre à toute invention, informatique ou non.

G1/19 : le cas particulier des simulations

Traitons maintenant d’une sous-catégorie des inventions mises en œuvre par ordinateur, les simulations. Dans une simulation, un système, tel qu’un objet, un appareil, un phénomène naturel, est modélisé sous la forme de données numériques. Des hypothèses sont ensuite testées sur ce modèle de manière à déterminer numériquement son évolution ou sa réponse aux hypothèses. Le modèle peut ensuite être adapté, puis de nouveau testé, etc. Souvent, le but d’une simulation est de fabriquer ensuite l’objet simulé ou de comprendre comment fonctionne le phénomène étudié.

Deux décisions de jurisprudence, reprises dans les Directives, sont très souvent citées par les demandeurs à l’appui de leur raisonnement d’activité inventive dans le cas des simulations. La décision T1227/05 est citée quand le système simulé est technique (la décision traite le cas de la simulation d’un circuit électrique soumis à un bruit). Il s’agit d’affirmer que la simulation d’un système technique a nécessairement un caractère technique suffisant puisque le système simulé est technique. La deuxième décision, la décision T0625/11, est souvent citée dans le cadre des procédés de conception d’un objet technique mettant en œuvre une étape de simulation (la décision traite le cas d’une simulation de la résistance d’un réacteur nucléaire pour différentes valeurs d’un paramètre, en vue de fabriquer le réacteur). Il s’agit d’affirmer qu’il n’est pas nécessaire de revendiquer une étape de fabrication/conception de l’objet simulé à partir du moment où la conception s’appuie sur des considérations techniques pour déterminer un paramètre technique de l’objet.

En résumé, ces deux décisions ont toujours été utilisées par les demandeurs pour affirmer, lors de l’étude de l’activité inventive, que simuler un objet technique suffit à pouvoir considérer que la simulation revendiquée est technique, sans qu’il soit nécessaire de débattre de la contribution technique des caractéristiques ou d’ajouter une étape de commande technique ou de fabrication dans la revendication.

Mais ces décisions sont-elles vraiment des décisions de principe à conserver ? Qu’en est-il des simulations d’objets non techniques ? Et y a-t-il d’autres critères pour déterminer le problème technique résolu par une simulation ? C’est l’objet de la décision G1/19. Une décision dont les enseignements pourraient aussi s’appliquer aux autres inventions mises en œuvre par ordinateur.

Les questions posées à la Grande Chambre de recours en vue de la décision G1/19

L’invention débattue en Chambre de recours traitait d’une simulation d’un mouvement de foule dans un environnement urbain, tel qu’un ensemble d’immeubles. Le but de l’invention : déterminer comment se comporte une foule de piétons dans cet environnement pour concevoir l’environnement le plus adapté possible à la foule. Différents jeux de revendications étaient soumis, avec ou non des étapes concernant certains paramètres, des revendications de simulation pure et d’autres avec des étapes de fabrication en plus.

Les questions posées à la Chambre de recours concernent l’étude de l’activité inventive et l’approche problème-solution ; elles peuvent être résumées de la façon suivante :

1) Suffit-il qu’une simulation produise un effet technique allant au-delà des interactions normales avec un ordinateur pour qu’elle soit considérée comme résolvant un problème technique ?

2) Si oui, quels sont les critères à appliquer ? En particulier, suffit-il qu’elle simule un système au moins en partie technique ?

3) Et pour un procédé de conception ?

Pas de bouleversement d’approche : la décision COMVIK s’applique toujours…

Trêve de suspense. Si la Grande Chambre confirme la réponse affirmative à la question 1) pour toute invention mise en œuvre par ordinateur et donc aussi pour les simulations, elle ne liste pas des critères précis en réponse à la question 2), et n’ajoute aucun élément en réponse à la question 3).

Toutefois, la décision comprend des rappels et clarifications très utiles.

D’abord, elle rappelle que l’approche COMVIK s’applique bien aux simulations. Dès lors, indique la Grande Chambre, pour mettre en évidence le fameux effet technique « supplémentaire », les interactions techniques à étudier sont à trois niveaux : au niveau des données fournies en entrées à la simulation, quand par exemple elles sont issues de capteurs du monde réel (température, pression, etc.), au niveau des données en sortie, quand par exemple le résultat de la simulation est utilisé pour commander, dans le monde réel, un système, ou encore au niveau du réseau informatique sur lequel la simulation est réalisée, par exemple si la gestion de la mémoire ou des éléments de calculs liés à la simulation sont innovants.

Elle rappelle également que la contribution technique d’une caractéristique doit être valable dans toute la portée de la revendication, et pas seulement pour certains modes de réalisation. Ce rappel est essentiel, des limitations drastiques pouvant en découler si l’effet technique ne vaut que dans certaines conditions, par exemple pour certaines valeurs de paramètres.

… mais des nouveautés à surveiller : lien avec la réalité physique ou effet technique potentiel implicite ?

La Grande Chambre tient à rectifier un critère souvent mis en avant : la nécessité d’un « lien direct avec la réalité physique ». Si ce critère peut être souvent décisif, il n’est pas « nécessaire », indique la Grande Chambre.

En particulier, et c’est a priori une nouveauté introduite par cette décision, la contribution technique d’une caractéristique peut, en plus des critères précédemment mentionnés, être mise en avant par un « effet technique potentiel au moins implicite dans la revendication ». Ainsi, des données en sortie de simulation servant à contrôler un dispositif technique pourraient contribuer à résoudre un problème technique, même si l’usage de ces données, en l’espèce le contrôle du dispositif, n’est pas revendiqué. Cet usage des données de sortie doit alors être « au moins implicite » dans la revendication. Cela semble généraliser la possibilité de revendications de simulation pure, sans avoir à préciser l’usage du résultat de la simulation dans la revendication.

En outre, la Grande Chambre indique que le caractère technique d’un système simulé n’est pas décisif. Ce qui importe, c’est la contribution de la simulation à la résolution d’un problème technique. En d’autres termes : que fait la simulation ? Quels sont ses effets sur le réseau informatique, ou sur un système externe ? Bien entendu, si le système simulé est technique, cela peut être pris en compte, mais ce n’est pas un critère décisif en soi.

Il est important de noter que la Grande Chambre indique notamment qu’une simulation d’un système non technique peut tout à fait apporter une contribution technique, alors que cela semblait difficile jusque-là. Par exemple, mentionne-t-elle, la simulation de phénomènes météorologiques peut apporter une contribution technique, en fonction de ce qu’il est fait des résultats, alors qu’il s’agit de simuler des phénomènes naturels non techniques.

… et une remise en cause des décisions

Ces ouvertures données par la Grande Chambre posent des questions.

Tout d’abord, quand décider qu’un effet technique est « suffisamment implicite » pour ne pas avoir à placer la caractéristique technique correspondante dans la revendication ? La Grande Chambre ne fournit pas d’indication claire sur le sujet. A rebours même de cette ouverture, elle sous-entend que la décision T 625/11 mentionnée plus haut est erronée : il aurait fallu, en l’espèce, revendiquer une étape technique d’utilisation de la valeur de paramètre du réacteur, car sans cela, un effet technique implicite n’est pas généré dans toute la portée de la revendication.

De même, il est intéressant de noter qu’elle semble ne pas partager les motifs de l’autre décision souvent citée, la décision 1227/05, ou en tout cas ce qu’en font les demandeurs quand ils la citent : pour la Grande Chambre, c’est l’effet technique au niveau du réseau informatique mettant en œuvre la simulation qui était décisif, pas le caractère technique du système simulé (un circuit électronique), qui donc importe peu.

En d’autres termes, la Grande Chambre semble souhaiter que les raisonnements basés sur les décisions précitées ne deviennent pas ou plus des critères décisifs, toujours cités par les demandeurs. Elle nous dit en quelque sorte « non, il ne suffit pas qu’un objet simulé soit technique pour que sa simulation soit technique, même si cela était le cas pour le cas d’espèce ». « Oui, il peut être possible de protéger une simulation sans revendiquer d’étape technique en plus de la simulation elle-même, même si cela ne s’appliquait pas au cas d’espèce ».

Quel enseignement pour la suite ?

Finalement, les réponses aux questions posées à la Grande Chambre sont un peu décevantes en elles-mêmes : oui, répond la Grande Chambre à la question 1), une simulation peut résoudre un problème technique si ses interactions avec un ordinateur vont au-delà des interactions normales. La Grande Chambre précise : cela vaut pour toute invention mise en œuvre par ordinateur. En revanche, non, il ne suffit pas qu’une simulation soit basée sur des principes techniques du système simulé, et non, elle ne peut fournir aucun critère précis en réponse à la question 2), puisque cela risquerait de figer les critères dans des domaines techniques en évolution permanente et rapide. Quant à la question 3), la Grande Chambre ne voit pas là non plus de critères spécifiques à appliquer : les critères pour toutes les inventions mises en œuvre par ordinateur doivent être les mêmes.

Ces réponses ne sont finalement pas le plus important dans cette décision.

En effet, cette décision, émanant de la plus haute instance en la matière, pourrait élargir les possibilités de protection d’une simulation : plus besoin d’énoncer la commande d’un système technique ou la fabrication de l’objet simulé, puisque la simulation, en soi, est brevetable. Si de telles protections étaient déjà parfois accordées, le fait de s’appuyer sur une décision de la Grande Chambre pourrait généraliser ces délivrances. De même, plus besoin que l’objet soit technique : la simulation d’un phénomène naturel, voire d’une autre activité non technique, est admise comme étant une invention, brevetable le cas échéant, sans même qu’il soit nécessaire d’ajouter une ou des étapes purement techniques.

Mais dans le même temps, ces ouvertures posent des questions : dans quelle mesure un effet technique est suffisamment implicite ? De même, puisque le caractère technique du système simulé n’importe pas, alors les demandeurs ne pourront plus s’en prévaloir pour obtenir directement la protection de la simulation. Cela rendrait-il plus difficilement brevetable certaines simulations ne faisant que simuler un système technique sans apporter d’effet particulier ? Ce qui doit compter, c’est l’effet technique résultant de cette simulation, peu importe l’objet simulé.

En semblant élargir la protection à des inventions mises en œuvre par ordinateur mais ne comportant pas d’étape purement technique, tout en remettant en cause la seule suffisance d’un système simulé technique, G1/19 ouvre des perspectives d’évolution qui seront probablement l’objet de débats dans les prochaines années.

Il sera à cet égard intéressant de suivre l’évolution du dossier ayant donné lieu à cette décision. En effet, malgré des rappels utiles, des clarifications et de nouveaux éléments mentionnés, la décision de la Grande Chambre ne semble pas donner de solution évidente concernant ce dossier. C’est le paradoxe de cette décision, qui ne fournit pas de réponses bien délimitées, mais peut-être de meilleures questions à poser.