En l’absence de stipulation explicite, il est difficile de déterminer si le salarié était chargé d’une mission inventive, permanente ou ponctuelle. Dans le cas d’une invention réalisée hors-mission mais attribuable à l’employeur, des critères factuels permettent au tribunal d’en évaluer le juste prix.

Les différentes catégories d’inventions de salariés sont régies par l’article L. 611-7 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) : les inventions de mission, les inventions hors mission attribuables et les inventions hors mission non attribuables. Nous avons eu à plusieurs reprises l’occasion d’aborder cette question, notamment dans notre article Inventions de salariés : quand transfert d’éléments incorporels ne rime pas avec transfert des droits et obligations au titre du régime légal.

La classification d’une invention dans l’une ou l’autre des catégories susmentionnées ainsi que les conséquences d’une telle qualification (versement d’une rémunération supplémentaire pour une invention de mission ou du juste prix pour une invention hors mission attribuable ainsi que le calcul du montant de ces derniers) sont régulièrement la source de différends entre l’employeur et le salarié.

Dans de pareils cas, la Commission nationale des inventions de salariés (CNIS) peut être saisie par l’une ou l’autre des parties pour proposer une conciliation aux parties dans laquelle elle classifie l’invention et propose un montant à verser par l’employeur au salarié. Si le désaccord persiste, l’une ou l’autre des parties peut saisir le Tribunal de grande instance (TGI) de Paris pour lui soumettre le litige.

C’est le cas de l’affaire opposant Monsieur Pascal F. à la société AL-BABTAIN FRANCE SAS pour laquelle le TGI de Paris a rendu une décision le 12 octobre 2018.

Rappel des faits : le classement de l’invention par la CNIS ne satisfait pas le salarié

La société AL-BABTAIN FRANCE SAS, ayant pour activité principale la fabrication de mâts et de poteaux destinés à l’éclairage public ainsi qu’au transport de l’électricité et de l’énergie, a déposé le 30 octobre 2015 une demande de brevet français portant sur un procédé de fabrication d’un mât basculant grâce à une charnière/articulation permettant d’entretenir la partie haute du mât par basculement de ce dernier, en désignant comme co-inventeurs Monsieur Daniel M. et Monsieur Pascal F., ce dernier occupant, suite à un changement de poste intervenu le 1er juillet 2004, le poste de technicien « Études et Devis », niveau V, échelon 1, coefficient 305.

Pascal F. a, par lettre recommandée datée du 17 juin 2015 (reçue le 18 juin 2015 par AL-BABTAIN FRANCE SAS), procédé à une déclaration de son invention en tant qu’invention hors mission attribuable et a demandé le versement d’une « rémunération supplémentaire ». Son employeur n’a pas répondu à cette déclaration.

Il a par la suite saisi la CNIS le 9 mai 2016. Cette dernière a classé l’invention comme invention de mission et proposé le versement d’une rémunération supplémentaire de 10 000 euros à Pascal F. Ce dernier, en désaccord avec cette proposition, a fait assigner AL-BABTAIN FRANCE SAS afin que l’invention soit qualifiée comme invention hors mission attribuable et que le montant proposé par la CNIS soit revu à la hausse.

Qualification de l’invention : invention de mission ou invention hors-mission ?

Pascal F. a fait valoir qu’il était technicien d’étude, et non ingénieur, qu’il ne dépendait pas du pôle innovation de la société (seul pôle en charge des recherches sur de nouveaux produits) et que AL-BABTAIN FRANCE SAS n’avait pas contesté, dans le délai de 2 mois énoncé à l’article R 611-6 CPI, la classification de l’invention proposé par lui-même (cet article précisant que le silence de l’employeur vaut acceptation).

Il ajoute que les différents postes qu’il a occupés au sein de l’entreprise ne comprenaient pas de mission inventive, que ce soit dans son contrat de travail ou dans les fiches descriptives des postes, et qu’aucune mission inventive ne lui a été confiée de manière explicite.

AL-BABTAIN FRANCE SAS a quant à elle fait valoir que Pascal F. occupait également le poste de dessinateur (cela ressort selon elle de la nature de ses tâches et même si la qualification de son poste est différente), qu’il lui avait été proposé de mettre à jour son contrat de travail sur ce point et que les deux postes occupés sont investis, de part la nature des actes réalisés, d’une mission inventive comme cela avait été mentionné par la CNIS.

Elle ajoute que ces missions inventives sont confirmées par l’accord national de la métallurgie du 21 juillet 1975 énonçant que la catégorie de poste de niveau V (dont fait partie le poste officiel de Pascal F.) comprend « généralement, à un degré variable selon l’échelon, une part d’innovation ».

Enfin, elle affirme que le projet d’amélioration des mâts basculants ayant conduit au dépôt de la demande de brevet a été lancé par le bureau d’étude de Pascal F. sous la responsabilité de Daniel M. qui, avec Monsieur Denis B., a fourni des directives ayant conduit à la réalisation de prototypes.

Après un rappel des différentes catégories d’inventions et des différentes obligations des parties quant à la déclaration de l’invention, à sa classification et à sa potentielle attribution par l’employeur, le TGI de Paris émet les avis suivants :

– la déclaration de Pascal F. du 17 juin a été suivie le même jour de l’envoi d’un courriel à Daniel M. et Denis B. précisant que ces prototypes ont été indispensables à la réalisation du nouveau procédé de fabrication des mâts basculants et qu’il considère l’invention comme invention hors mission attribuable (puisqu’aucune mission inventive ne lui a été confiée à cet égard). Daniel M. a accusé réception de ce courriel et Denis B. a indiqué que ce sujet était pris en charge ;

– il n’existe aucune description précise des activités de Pascal F., ni dans son contrat de travail, ni dans la lettre lui indiquant son changement de poste en juillet 2004,

– concernant le poste de « technicien études et suivi », sa fonction est « d’assurer la mise en œuvre (devis, réponses techniques) des études confiées et le soutien technique aux équipes lors des processus d‘industrialisation et/ou de fabrication dans le respect des méthodologies de conception et de chiffrage définies », et

– concernant la fonction de dessinateur études (fonction étudiée car complémentaire du poste de Pascal F.), sa fonction est « le dessin et l’amélioration des plans de fabrication. Elle implique d’améliorer le fonctionnement du service et résoudre les problèmes de fabrication relatifs au plan, notamment par la recherche de la solution la plus pratique et la moins coûteuse pour concevoir des pièces ».

Le TGI en conclut qu’il n’est pas possible de déduire de ces informations que Pascal F. avait pour mission de concevoir des nouveaux produits et procédés (mais plutôt d’apporter un support aux équipes), que la fonction de dessinateur de Pascal F. n’était pas son activité principale et que les termes de l’accord national de la métallurgie du 21 juillet 1975 sont très (trop) généraux et ne permettent pas de remettre en cause les fonctions du salariés décrites au travers des différentes fiches de poste.

 Il en déduit donc que Pascal F. n’était pas investi d’une mission inventive permanente.

Concernant la possibilité d’une mission inventive ponctuelle, le TGI note que les pièces fournies par AL BABTAIN France SAS (un tableau Excel de suivi d’étude tenu par Daniel M. en tant que responsable du projet, une affirmation selon laquelle les premières pièces du projet correspondent aux prototypes de Pascal F. réalisés selon les instructions de Denis B.) ne permettent pas de certifier que les différentes démarches ont été réalisées sur demande de la société. De plus, il n’est pas prouvé que la société a sollicité une réflexion des salariés concernés sur le processus de fabrication de mâts basculants et la démarche de Pascal F. (conception de modes alternatifs de fabrication des mâts) est antérieure à la mise en place d’une équipe dédiée au développement d’une solution industrielle.

Pas de mission inventive au vu des éléments fournis

Le TGI estime donc que le faisceau d’indices établi et fourni par l’employeur ne permet pas de retenir l’hypothèse d’une mission inventive ponctuelle et classe l’invention comme étant une invention hors mission attribuable.

Détermination du juste prix pour l’invention hors-mission attribuable

Une fois la question de la qualification de l’invention réglée, il reste à déterminer le montant du juste prix à verser à Pascal F.

Ce dernier estime que sa part contributive de l’invention s’élève à 25% (aucun détail n’est donné quant à cette estimation), que son employeur a indiqué dans des lettres d’information internes que le gain de marge obtenu grâce à l’invention serait « d’au moins 16% ». Il estime dès lors, en appliquant la règle « du quart* » qu’il devrait percevoir 1% du chiffre d’affaires cumulé sur trois ans des produits concernés, chiffre d’affaires déduit de la consommation des articulations nécessaires à leur fabrication (25% x 25% x 16%). Il demande le versement d’un juste prix de 128 000 euros.

AL BABTAIN France SAS estime quant à elle que la part contributive de Pascal F. est de 14,8% (en se basant notamment sur le nombre d’heures consacrées par les différents intervenants à la réalisation de l’invention), que les coûts de revient des mâts n’ont diminué que  de 12,8% (contre 16% selon Pascal F.) et qu’il ne faut pas tenir compte du chiffre d’affaires réalisé à l’occasion de l’exploitation postérieure de l’invention car l’appréciation de l’utilité industrielle et commerciale (critère essentiel, en plus de l’apport des parties à l’invention, à la détermination du juste prix) doit être réalisée à la date de l’attribution de l’invention à l’employeur et non à celle de l’évaluation du juste prix.

Elle évalue dès lors le juste prix à 14 390 euros.

Contribution des parties et intérêt économique de l’invention sont analysés par le TGI pour conclure

Le TGI de Paris rappelle tout d’abord les différents éléments nécessaires à l’évaluation du juste prix (apports initiaux des différentes parties, utilité industrielle et commerciale de l’invention) ainsi que les différents éléments permettant de les déterminer.

Il estime que l’apport de Pascal F. quant à la résolution du problème technique a été déterminant (quand bien même le nombre d’heures passées par ce dernier est bien moins important que celui des autres personnes impliquées) mais que AL BABTAIN France SAS a mis en œuvre des moyens importants pour suivre et développer le projet. Il évalue dès lors l’apport de Pascal F. à 20%.

Concernant le gain de marge, le TGI estime que les 12,8% communiqués par AL BABTAIN France SAS ne peuvent pas être certifiés. Il retient dès lors un gain de marge de 15%.

En l’absence de réponse de l’employeur à la déclaration d’invention du salarié, le TGI fixe la date d’attribution de l’invention à la date de dépôt de la demande de brevet. L’augmentation brutale du chiffre d’affaires à compter de 2016 montre a posteriori l’utilité industrielle et commerciale de l’invention.

Le chiffre d’affaires lié à la vente des produits concernés étant de 607 777 euros en 2015, et en appliquant la règle du quart, le TGI détermine un juste prix de 36 464 euros ((20% x 15% x 25%) x 607 777 x 8 années d’exploitation).

Enfin, le TGI condamne AL BABTAIN France SAS à supporter la charge des dépens recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du Code de procédure civile et à verser 10 000 euros à Pascal F. pour le recouvrement des frais exposés irrépétibles pour faire valoir ses droits.

Cette décision rappelle une fois de plus l’importance de bien clarifier, pour un employeur, le rôle d’un employé dans l’élaboration d’une invention, par exemple en l’investissant d’une mission inventive (dans son contrat de travail ou bien par des missions inventives ponctuelles clairement définies). De telles préoccupations sont essentielles au bon déroulement de l’attribution d’un droit au dépôt d’une demande de brevet. Il peut dès lors apparaître opportun de consulter un professionnel et ce afin d’éviter tout potentiel futur malentendu.

* : La règle du quart est issue d’une convention de la Licensing Executives Society mettant en application une règle empirique selon laquelle le donneur de licence devrait recevoir entre un quart et un tiers des bénéfices perçus par le preneur de licence. Cette règle est parfois utilisée pour le calcul du juste prix.