par Jérôme IFAME, 2 juillet 2020

Une interdiction provisoire fondée sur un brevet finalement déclaré nul par décision de justice doit-elle donner lieu à une indemnisation du prétendu contrefacteur ? L’arrêt de la CJUE a estimé que la réponse peut dépendre de la juridiction européenne concernée.

L’objectif de la directive 2004/48/CE du 29 avril 2004 est de rapprocher les législations des États membres afin d’assurer un niveau de protection élevé, équivalent et homogène de la propriété intellectuelle dans le marché intérieur. Elle présente les mesures, procédures et réparations nécessaires pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle sur le territoire des États membres de l’Union européenne. Cette directive a été établie car il existait des disparités importantes entre les moyens mis en place dans les États membres pour faire respecter les droits de propriété intellectuelle. Comme l’indique le considérant 8 de cette directive 2004/48, ces disparités « sont nuisibles au bon fonctionnement du marché intérieur et ne permettent pas de faire en sorte que les droits de propriété intellectuelle bénéficient d’un niveau de protection équivalent sur tout le territoire de la Communauté ». Le cas présenté ci-dessous illustre l’application de cette directive.

I. L’affaire Bayer c. Richter/Exeltis : une mise sur le marché « à risque » malgré l’existence d’un brevet

La société Bayer a déposé auprès de l’office hongrois des brevets une demande de brevet (HU 227207) portant sur un produit pharmaceutique comprenant un principe actif contraceptif. Peu après la publication de cette demande, les sociétés Richter et Exeltis se sont mises à commercialiser en Hongrie des produits pharmaceutiques contraceptifs potentiellement couverts par la demande. Une fois le brevet délivré, la société Bayer a demandé à la juridiction compétente (le Fővárosi Törvényszék, la cour de Budapest-Capitale) de prendre des mesures provisoires visant à interdire à Richter et Exeltis la mise sur le marché des produits en cause. Cette juridiction, après avoir dans un premier temps refusé cette demande au motif que la plausibilité de la contrefaçon n’avait pas été démontrée, y a ensuite fait droit en imposant en outre à ces sociétés l’obligation de constituer des garanties.

Action en contrefaçon et demande de nullité

Par la suite, Bayer a assigné en contrefaçon les deux sociétés prétendument contrefactrices. En parallèle, ces deux sociétés ont formé une demande d’annulation du brevet de Bayer auprès de l’office hongrois ce qui a eu pour effet de suspendre les procédures en contrefaçon jusqu’à ce qu’une décision définitive soit prise dans la procédure d’annulation du brevet.

À l’issue de la procédure d’annulation, le brevet a été annulé en intégralité et l’action en contrefaçon engagée par Bayer a été rejetée en conséquence.

Logiquement, les sociétés Richter et Exeltis ont demandé la condamnation de Bayer à l’indemnisation du préjudice qu’elles estimaient avoir subi en conséquence des mesures provisoires qui avaient été prises. De son côté, Bayer était d’avis que Richter et Exeltis avaient elles-mêmes causé le préjudice qu’elles prétendaient avoir subi en ayant intentionnellement et illégalement introduit les produits en cause sur le marché puisque le brevet était en vigueur à ce moment-là.

II. La réglementation concernant les mesures provisoires : articulation entre Directive CE et droit national

1. La directive européenne

La directive 2004/48 précédemment citée met en avant qu’il est « indispensable de prévoir des mesures provisoires permettant de faire cesser immédiatement l’atteinte sans attendre une décision au fond, dans le respect des droits de la défense, en veillant à la proportionnalité des mesures provisoires en fonction des spécificités de chaque cas d’espèce, et en prévoyant les garanties nécessaires pour couvrir les frais et dommages occasionnés à la partie défenderesse par une demande injustifiée. Ces mesures sont notamment justifiées lorsque tout retard serait de nature à causer un préjudice irréparable au titulaire du droit de propriété intellectuelle. »

Ainsi, l’article 9 de cette directive, qui concerne plus particulièrement les mesures provisoires et conservatoires, dispose que « les États membres veillent à ce que les autorités judiciaires compétentes puissent, à la demande du requérant :

a) rendre à l’encontre du contrevenant supposé une ordonnance de référé visant à prévenir toute atteinte imminente à un droit de propriété intellectuelle, à interdire, à titre provisoire et sous réserve, le cas échéant, du paiement d’une astreinte lorsque la législation nationale le prévoit, que les atteintes présumées à ce droit se poursuivent, ou à subordonner leur poursuite à la constitution de garanties destinées à assurer l’indemnisation du titulaire du droit ; […]».

En outre, la directive prévoit au paragraphe 7 de son article 9 que « dans les cas où les mesures provisoires sont abrogées ou cessent d’être applicables en raison de toute action ou omission du demandeur, ou dans les cas où il est constaté ultérieurement qu’il n’y a pas eu atteinte ou menace d’atteinte à un droit de propriété intellectuelle, les autorités judiciaires sont habilitées à ordonner au demandeur, à la demande du défendeur, d’accorder à ce dernier un dédommagement approprié en réparation de tout dommage causé par ces mesures». En clair, cet article prévoit notamment le dédommagement du préjudice causé par une interdiction provisoire dans le cas où le brevet est annulé ultérieurement.

Les deux notions importantes dans ce paragraphe sont le fait que les autorités judiciaires sont habilitées (et donc pas obligées) à ordonner de telles mesures, et le fait que ce dédommagement doit être approprié, ce qui laisse une certaine marge d’appréciation.

2. Le droit hongrois

Le code civil hongrois comprend des dispositions qui rejoignent, dans l’esprit, l’article 9(7) de la directive 2004/48. En effet, l’article 339 du code civil hongrois dispose que « quiconque cause illégalement un dommage à autrui est tenu de le réparer. Est dispensé de cette obligation celui qui démontre qu’il a agi comme il peut généralement être attendu de toute personne dans la situation donnée ».

Ainsi, pour l’interprétation du terme « approprié » présent dans l’article 9(7) de la directive 2004/48, il devrait être tenu compte du fait que Bayer ait agit ou non d’une manière généralement attendue de toute personne dans la situation donnée. Il semble assez logique, objectivement, pour un propriétaire de brevet de demander l’interdiction provisoire de produits allégués de contrefaçon afin de faire respecter ses droits de propriété industrielle.

En outre, l’article 340 du code civil hongrois dispose que « la victime est tenue d’agir ainsi qu’il peut généralement être attendu de toute personne dans la situation donnée en vue d’éviter ou de réduire le préjudice. Il n’y a pas lieu d’indemniser une partie pour le préjudice qui est la conséquence du non-respect de cette obligation par la victime ». Ainsi, on peut supposer que la poursuite des actes de contrefaçon malgré l’interdiction provisoire n’est pas l’attitude attendue pour éviter ou réduire le préjudice puisque c’est cette action en tant que telle qui provoque le préjudice.

III. L’arrêt de la CJUE : qui doit supporter le risque de l’exécution de mesures provisoires ?

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a été saisie par la juridiction (compétente) hongroise afin de savoir :

– s’il fallait interpréter l’expression « dédommagement approprié » en ce sens que c’est aux États membres qu’il appartient de définir les règles de droit matériel relatives à la responsabilité des parties,

– si oui, est-ce que l’article 9(7) de la directive 2004/48 fait obstacle à une réglementation nationale en vertu de laquelle le juge ne peut condamner le demandeur à réparer un dommage causé par des mesures provisoires qui sont ultérieurement apparues infondées à la suite de l’annulation du brevet du fait que le défendeur n’a pas agi conformément à ce qui peut généralement être attendu de toute personne dans la situation donnée ou lorsque le défendeur est responsable de la survenance du dommage ?

Dans son arrêt en date du 12 septembre 2019, la CJUE rappelle que l’article 9(7) de la directive 2004/48 impose aux États contractants de prévoir dans leur droit national l’ensemble des mesures prévues à l’article 9 précité. Dans le cas présent, il est donc simplement imposé aux États membres d’habiliter les juridictions compétentes à ordonner au demandeur, à la demande du défendeur, qu’il répare le dommage causé par des mesures provisoires et que ce dédommagement doit être approprié. La CJUE indique donc qu’ « il appartient à ces juridictions nationales d’apprécier, dans l’exercice du pouvoir ainsi encadré dont elles se trouvent investies, les circonstances particulières de l’affaire dont elles sont saisies en vue de décider s’il y a lieu de condamner le demandeur à verser au défendeur un dédommagement qui doit être « approprié », c’est-à-dire justifié au regard desdites circonstances. »

Un dédommagement approprié mais pas obligatoire

La CJUE est donc d’avis que les juridictions nationales ne sont pas automatiquement obligées de condamner le demandeur à réparer tout dommage encouru par le défendeur dans le cas d’une interdiction provisoire pour laquelle le brevet est annulé par la suite. Elle rappelle notamment que ce dédommagement a été prévu afin de condamner le demandeur lorsque celui-ci ferait une demande « injustifiée » d’interdiction provisoire, ce qui ne parait pas être le cas lorsqu’une atteinte imminente à un brevet délivré est sur le point d’être produite.

Dans le cas d’espèce, la CJUE précise également que « lorsque des défendeurs commercialisent leurs produits alors même qu’une demande de brevet a été introduite ou qu’il existe un brevet de nature à faire obstacle à une telle commercialisation, ce qu’il incombe à la juridiction [hongroise] de vérifier, un tel comportement peut de prime abord être considéré comme constituant un indice objectif de l’existence d’un risque, pour le titulaire de ce brevet, d’un préjudice irréparable en cas de retard dans l’adoption des mesures sollicitées par lui. Partant, la demande de mesures provisoires introduite par ce dernier en réaction à un tel comportement ne saurait a priori être qualifiée d’« injustifiée », au sens de l’article 9, paragraphe 7, de la directive 2004/48 ». Ainsi, Bayer a agi comme il pouvait être attendu logiquement d’un titulaire d’un brevet.

Par ailleurs, la CJUE rappelle que Richter et Exeltis sont entrés sur le marché en violation du brevet de Bayer ce qui ne peut pas être considéré comme une attitude visant à réduire le préjudice qu’elles subissent en application des mesures d’interdiction provisoire, de sorte que l’application du droit hongrois permet de justifier que le dédommagement de ces sociétés n’était pas approprié. On peut s’interroger sur la stratégie que devrait adopter un tiers devant un brevet qu’il estime ne pas être valable.

Quels enseignements ?

Cette décision peut, de prime abord, surprendre puisqu’elle implique que le demandeur de l’interdiction provisoire puisse sans risque empêcher l’exploitation d’un produit prétendument contrefacteur même si le brevet est annulé par la suite. Elle revient donc à donner un avantage au titulaire d’un brevet délivré, dans l’attente de l’issue de la procédure portant sur la validité du brevet. Soulignons toutefois que la procédure en Hongrie comporte un système dit de « bifurcation » , l’action en contrefaçon et l’action en nullité du brevet étant entendues respectivement par deux instances distinctes. Il semble que l’action en nullité n’ait été entreprise ici qu’après les mesures d’interdiction provisoire. L’arrêt doit s’analyser en fonction des circonstances particulières du cas d’espèce.

Il est donc important d’interpréter correctement les directives européennes au regard des législation nationales. Les juridictions nationales, si elles ne peuvent pas s’écarter du cadre défini par l’Union européenne, peuvent dans le cas présent continuer d’appliquer leurs règlements relatifs aux dédommagements.