ou l’arrêt BSH v. Electrolux de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 25 février 2025
La CJUE, saisie par une juridiction suédoise, s’est prononcée sur la portée d’une décision rendue par un tribunal national au sujet d’un brevet européen, dans d’autres États que la Suède de l’Organisation européenne des brevets dans lesquels ce brevet européen produit aussi ses effets.
1. Le règlement Bruxelles I bis et les litiges impliquant un brevet
Le Règlement Bruxelles I bis (Règlement (UE) n° 1215/2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale), organise la compétence judiciaire des juridictions des États membres de l’UE dans les litiges transfrontaliers.
En vertu de l’article 4, paragraphe 1 de ce règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites devant les juridictions de cet État membre. C’est la règle générale de compétence des juridictions de l’État membre du domicile du défendeur.
Toutefois, cette règle s’applique « sous réserve » d’autres dispositions du règlement. En particulier, l’article 24 point 4 du règlement prévoit une exception à cette règle générale « en matière d’inscription ou de validité des brevets ».
Ainsi, conformément au premier alinéa du point 4 de cet article 24, sont exclusivement compétentes « en matière d’inscription ou de validité des brevets, […] que la question soit soulevée par voie d’action ou d’exception, les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel […] l’enregistrement [du brevet] a été demandé, a été effectué ou est réputé avoir été effectué aux termes d’un instrument de l’Union ou d’une convention internationale ».
2. Quand BSH aspire à faire juger la contrefaçon de toutes les parties nationales d’un brevet européen par la juridiction d’un unique État membre de l’UE.
Dans cette affaire, la société allemande BSH est titulaire du brevet européen EP 1434512 protégeant une invention dans le domaine des aspirateurs. Ce brevet a été validé dans plusieurs États membres de l’Organisation européenne des brevets, dont la Suède (membre de l’UE) et la Turquie (État tiers, hors de l’UE).
Le 3 février 2020, BSH introduit contre la société suédoise Electrolux AB une action en contrefaçon de toutes les parties nationales de son brevet européen devant le tribunal de la propriété industrielle et du commerce de Suède. L’affaire est donc placée auprès d’une juridiction de l’État dans lequel est domicilié le défendeur, conformément à l’article 4, paragraphe 1 du règlement Bruxelles I bis.
Electrolux fait valoir que les brevets étrangers (autres que suédois) sont nuls et que l’action en contrefaçon doit être considérée comme étant un litige « en matière […] de validité des brevets », au sens de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis, dans la mesure où la contrefaçon est indissociable de la question relative à la validité des brevets en cause.
Electrolux s’appuie donc sur cette disposition d’exception pour soutenir que les juridictions des États membres dans lesquels les brevets étrangers ont été validés sont seules compétentes pour connaître de la validité de ces brevets et donc, inévitablement, pour connaître des demandes de BSH relatives à la contrefaçon de ces brevets étrangers.
Ce point de vue est entendu par le tribunal de première instance suédois qui, le 21 décembre 2020, se déclare incompétent pour connaître de l’action en contrefaçon des brevets validés dans les États membres autres que la Suède.
BSH interjette appel de cette décision devant la cour d’appel de la propriété industrielle et du commerce de Stockholm. Cette dernière sursoit à statuer et pose à la CJUE des questions préjudicielles relatives à l’interprétation de l’article 24, point 4 du règlement Bruxelles I bis.
Une interprétation stricte de l’article 24, point 4
Dans son arrêt, la CJUE souligne qu’une juridiction d’un État membre de l’UE peut connaître une action en contrefaçon de brevet impliquant d’autres États de l’UE ou des États tiers.
Concernant l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis, la CJUE conteste l’interprétation d’Electrolux soutenant qu’une juridiction de l’État membre du domicile du défendeur perd sa compétence pour connaître d’une action en contrefaçon d’un brevet délivré dans un autre État membre du seul fait que ce défendeur conteste, par voie incidente, la validité de ce brevet.
La CJUE retient par contre une interprétation stricte de l’article 24, point 4, et dénonce l’interprétation faite par Electrolux. La CJUE souligne notamment qu’une pareille interprétation aboutirait à généraliser l’exception de l’article 24, point 4 du fait que la question de la validité du brevet est très fréquemment soulevée comme moyen de défense dans une action en contrefaçon.
Ainsi, la CJUE affirme que la juridiction du domicile du défendeur, saisie d’une action en contrefaçon, reste compétente pour connaître de cette action lorsque, dans le cadre de celle-ci, le défendeur conteste, par voie d’exception, la validité de ce brevet, alors que la compétence pour statuer sur cette validité appartient exclusivement aux juridictions de cet autre État membre.
Compétence dans un État non membre de l’UE ?
Mais qu’en est-il de la compétence de la juridiction d’un État membre, saisie de l’action en contrefaçon, à l’égard de la remise en cause, par voie incidente, de la validité d’un brevet ayant effet dans un État tiers, comme la Turquie ?
Dans ce cas, l’autorité garante de l’interprétation du droit de l’UE retient que la juridiction de l’État membre pourrait statuer sur la validité afin d’éclairer la situation à l’égard de la contrefaçon. La CJUE considère qu’une telle appréciation de la validité ne serait pas de nature à affecter l’existence ou le contenu du brevet dans cet État tiers et n’empièterait pas sur le principe de non-ingérence.
Et ainsi, sur ce dernier point relatif au brevet ayant effet dans un État tiers, la juridiction suprême de l’UE dit pour droit ce que l’arbitrage incitait déjà à connaître, à savoir admettre que la validité d’un brevet, soumise de façon incidente, soit abordée par l’instance arbitrale dans la mesure où la portée de sa décision demeure inter partes (CA Paris, 28 février 2008 : Société Liv Hidravlika , RG no 05/10577).
3. A bon stratège salut !
Cet arrêt de la juridiction suprême de l’Union européenne du 25 février suit d’à peine un mois la décision du tribunal de première instance de la Juridiction Unifiée du Brevet (JUB, division locale de Düsseldorf) du 28 janvier, Fujifilm vs sociétés Kodak. Cette décision de la JUB (commentée ici) établit que la compétence territoriale de la JUB s’étend aux territoires d’États non-membres de l’UE comme, en l’espèce, le Royaume-Uni.
Règlement Bruxelles I bis et Accord sur la JUB incitent, en matière de différends de brevets, les demandeurs à porter leurs litiges auprès d’un unique for, ce qui évite en particulier les risques de décisions divergentes. Mais un principe en essor de « long arm jurisdiction » (juridiction à compétence étendue) les fait résonner au-delà de ce l’on prévoyait d’entendre.
par Guillaume de LA BIGNE, le 2 juin 2025